Monday, November 05, 2018

À propos du concert de Joëlle Léandre & Bernard Santacruz au Triton.


Extrait de la Tablette V de l’Épopée de Gilgamesh,

Les deux héros arrivent finalement à la Forêt des Cèdres, qui suscite leur contemplation 
 les cèdres majestueux et d'autres essences, leurs parfums ; les chants des oiseaux, des criquets, les cris des singes se combinent pour former une polyphonie dont profite Humbaba, le maître des lieux.

Oui ! …  Parce qu'en effet que dire ?  Qu'écrire,  lorsque Joelle Léandre et Bernard Santcruz arrivent sur scène au Triton, dans une étrange exiguïté qui ne peut émaner que de la malignité et la malfaisance des Dieux .
Nul doute que l'étroite porte que nous venons de franchir n'est qu'illusion et que nous venons de pénétrer dans un ce ces multivers dont l'ouverture reste parfaitement énigmatique ...
Mise à part la rencontre de Gilgamesh & d'Endiku ? Leur fabuleux combat contre le géant Humbaba l'invincible, puis la quête de l'immortalité enfin …

À travers) toute la forêt, un oiseau commence à chanter :
Un grillon solitaire (?) entame un chœur bruyant,
Une palombe gazouille, une tourterelle lui répond.
Parce que Joëlle joue et cela commence comme l'introduction au Sitar d'un antique Raga …
Parce l'épicéa qui se nourrit de corde et enfante le son appartient aussi à la famille des cèdres et que ces arbres sont sacrés ! …
Et que le style de Joëlle, comme le mot l'indique est comme le tronc d'un arbre qui engendre une forêt de sons …

Et Bernard, me direz vous ? …
Eh bien lui aussi est une sorte de géant, un éreinteur de contrebasse, un équarrisseur de troncs, un virtuose de la hache et du passe-partout … 

Et voilà que leurs deux basses s'enlient, viennent faire un ramage-ravage propre à décrocher les nuages, égrisant nos tympans effeuillant les buissons encombrant nos artères, nos labyrinthes, nos pavillons hérissés …
  Quand les doigts de Bernard treppent sur l'ébène, les crins de Joelle frisent d'impalpables harmoniques sur ses cordes; la basse de Santacruz grince avec plus d'acharnement qu'un galion sous la fureur d'un typhon, l'archet de Léandre rugit & grogne sur trois cordes à la fois ! ! …
L'un lance un rythme décérébré, l'autre file sur des gruppetti de notes qui sifflent plus que les furies jaillissant de la boite de Pandore …
Puis soudain: le calme, certainement nous voici par quelque miracle étrange dans l'oeil du cyclone …
Chacun observe l'autre, et notre respir s'éteint …



[...] se répondent les uns aux autres, le bruit était un vacarme incessant,
[...] chantent une chanson, faisant la ... flute fort.
[À l'appel de] la cigogne, la forêt jubile,
[Au cri] du francolin, la forêt jubile pleinement.
[Les mères-singe] chantent à haute voix, un jeune singe crie :
[Tel un orchestre (?)] de musiciens et de percussionnistes (?),
Chaque jour ils font retentir (cette symphonie) devant Humbaba.

Alors commence cette étrange mélopée des sirènes; cela nait d'indistincte manière de la basse, puis on devine mieux qu'il s'agit de celle de Joelle, reprenant, sur les harmoniques qu'elle seule sait extirper de ses cordes qu'un sortilége particulier déroba aux forges bannies d'Hephaïstos, l'âpre chant de la prêtresse de Beare  …
Puis la voix se précise, elle échappe  aux cordes, s'enfle et nous presse, elle nous secoue, elle dresse nos cheveux sur nos têtes, elle fait chanceler nos vertèbres, elle nous plie comme épis sous l'orage …
Ensuite, encore le silence …
Les duos s'enchainent et se succèdent sans qu'aucune limite ne nous semble vraiment évidente …
Ils s'amplifient, ils s'arc-boutent, ils courent l'un devant l'autre, l'autre avec l'un, puis s'encourent et disparaissent … 
La magie, la magie pure …
Parce qu'il ne faut pas perdre de vue l'objectif: Affronter Humbaba ! …

Le combat s'engage alors, avec une première passe d'armes au cours de laquelle le dieu Shamash vient à aide à Gilgamesh, faisant s'abattre sur Humbaba les « Treize vents », qui l'immobilisent.
Et Shamash, contre Humbaba,
Fit lever de grandes tempêtes :
Vent-du-Nord, Vent-du-Sud,
Vent d'Est, Vent d'Ouest, Vent-souffleur,
Vent-rafales, Vent-tourbillons,
Vent-mauvais, Vent-poussières,
Vent-morbifère, Vent-de-Gel,
Et Tempête, et Tornade :
Les Treize Vents (tant) se ruèrent sur lui,
Que son visage s'assombrit :
Il ne pouvait, ni avancer, ni reculer,
À portée des armes de Gilgamesh.

Décrire tout cela n'est plus à la portée du langage humain …
Ce qui sort de ces basses défie alors l'entendement, comme si ces cordes s'inboisaient, comme on dit s'incarner, dans ces carcasses de bois et de vents, vernies de sang & d'embruns, pétrifiées aux enduits des éons …
Les chants qui se parlent et se fécondent, leurs envois, leurs frications, engendrent des mondes, des langues …
Tout va trop vite, il faudrait apprendre tout cela pour nous permettre de survivre à l'agonie des mondes …
Comment retenir l'incantation des cordes, ces câbles enserrant d'autres univers, d'autres impensables …
Comment faire face aux monstres dévorateurs d'espoirs quand ces caisses cesseront de résonner ? …
Comme une fugue où sujets & contre-sujets seraient multiples, générant tant de suites que Fibonacci lui même laisserait à l'abandon …
Mais l'espoir nous tient tant que la vie dure …
Nous pouvons sentir ce qui émane des ces formidables instruments nous agacer, nous écharner et fomenter en nos chairs & nos viscères les fermentations futures …
Hors du son, point de salut ! ! …

 … Les héros se ruent à nouveau contre Humbaba, qui tente de leur échapper, mais ils parviennent à le mettre à mort.
Les vainqueurs procèdent ensuite à l'abattage de cèdres sur la montagne, et Enkidu décide de se servir d'un arbre particulièrement massif afin de construire une porte qu'il portera en offrande à Nippur, la ville du dieu Enlil, sans doute pour apaiser ce dernier après la mise à mort de son protégé. 
Ils s'en retournent à Uruk, Gilgamesh portant avec lui la tête de Humbaba.

Nous avec nos joies, nos peines, saucées de ce divin nectar, renâclant de devoir s'extirper de nos sièges, réalisant que la porte temporelle vient de se refermer inexorablement sur la clôture de cet univers par trop familier que nous commençons d'exécrer à force d'habitudes …
Nous aussi, nous jouerons demain, nous aussi, nous partagerons des victoires avec nos partenaires de folies, nous n'auront plus de plaintes, nous apprendrons des musiques inouïes, des musiques à ouïr avec les dents, des musiques à bouger les ponts, à trembler les falaises, à gésir les tours et toutes ces cimenteries tant mentales qu'urbaines, nous aurons, comme hurlait Léo: TOUT ! …
Mais … Pas dans dix mille ans … DEMAIN ! ...

C.P


"Les Demeurées"

Les deux, murées ...

Deux meurent, de moeurs & de meure …
Placées juste sous l'épiderme, feuilles - lianes s'entremêlant aux lianes, buissons dans la brousse dense des élans figés, l'ouverture à l'être rigidifiée d'un savoir sans connaissance strié de connaissance sans le ça-voir …
Mais l'amusie qu'est ce là …
La musique ouïe
La musique cela, mais la musique ouvre aussi telle qu'elle …
Subtiles les vibrations délicates des cordes tendues, haubanant les pensées
Viscères des mots dits, égrenés, tandis que nées graines de sens qui poussent enliées aux cordes, fertilisées d'un courant, accouchées d'un bras vibrant sur la coque d'une basse éperdue, fouillée, abandonnée aux vents des mots, des pensées, des lisses, des tripailles de fils de motsons de feuilles dedits de pousses-vies de possibles vies, d'impossibles vies envols en vis à vie …
Pas de trace possible d'une lecture poissée d'instruments, épitaxie de voyelles de cordes, de labiales de tripes de métal et d'écarts, de vue, de hauteur, de potentiels, de tout, de tout, de tout …

Splendide performance/lecture d'un texte de Jeanne Bénameur, "Les demeurées",  par Franck Andrieux & Valérie Blanchon, musique Benjamin Duboc & Jean-Sébastien Mariage.

Invités par Bertrand Gastaut.

Wednesday, February 17, 2010


SHO-BÔ-GEN-ZÔ


Chorégraphie et scénographie : Josef Nadj

Sur scène, un décor stylisé évoque la porte d'un temple avec la sobriété d'une cage de Hockey ...

A moins qu’il ne s’agisse d’un cadre de montreur de marionnettes à l’échelle humaine ?

Joëlle et Akosh sortent latéralement, pour ne pas dire littéralement ...de l'ombre et enfourchent leurs montures, c'est on le devine, contrebasse et saxophone dont il s'agit ...

Comme une antique Norton, démarrage immédiat en deux temps ! ...

La puissance est nette, sont ils deux sur la moto ou bien s'agit-il d'une course à deux poursuivants ?...

Attaques incisives, successions et recouvrements, une composition forte et splendide amorce la pièce avec la précision d'un lanceur de satellite, le climat est solidement posé, circonscrivant le décor.

Bien sur, en conséquence, l'être hybride qui s’extrait des rideaux du temple, propulsé par les sons d'un monde naissant, n'est pas tout à fait au point ... Tête et extrémités supérieures de ronen à moins qu'il ne s'agisse d'un vrai Samouraï mais cela me semble improbable ... avec un costume de terrien standard.

Derrière le socle, surgit un masque, cela appelle l'onagata mais on sent bien que là aussi quelque chose cloche ...on voit la femme sous le masque et dans le kimono ...

La créature martiale ponctue le temps tandis que le masque sors des manches du kimono les éléments d'un jeu de chasse au renard ...C'est que ...disons qu'une lecture hâtive du Shôbôgenzô associé à quelques bizarreries de traduction peuvent évoquer sans coup férir un manuel de radio amateur dans sa version coréenne ! ! ...

Qu'importe la créature marque le tempo les musiciens tissent leur univers avec précision et continuité, cela semble s'ajuster comme le commencement d'un puzzle dont l'amoncellement de pièces identiques nous aspire dans la spirale de la perplexité...

Nadj et Cécile Loyer, c'est l'éclosion de la danse version labyrinthe de l'urbain, cela commence par saccades, voltes et positions, cela finira par une ébauche de langage en passant par de vrais donc faux, sentiments, à ce titre, l'accaparement des objets-chaises est particulièrement accompli, jusqu'à les transformer en gourdes dont l'eau jaillit comme d'une source fraîche ...

L'apprivoisement ,scandé avec minutie, des ces encombrants objets transforme l'espace en récit d'aventures tandis qu'entre les nappes ostinato de la contrebasse, s'infiltrent les traits de clarinette, de sax ou de percussions sèches ...

Il y a bien une tentative de résolution métaphorique de l'énigme par l'apparition d'un petit théâtre de marionnettes, redoublant le décor dans une troublante perspective, avec la trituration d'une figurine, au départ licorne, du moins dans ce qu'évoque sa silhouette qui au prix d'un malaxage qui semble l'enlier dans les sonorités, devient une forme suggérant l'humain qui va tenir un temps entre ses mains le miroir du Karma ... sur lequel la poussière que l'on est en droit d'attendre va se déposer mais ...

Non bien sur ! ! Ce sont des micro billes qui rebondissent sur sa face inclinée, réflexion totale et parfaite sans la moindre trace (Kokyô : chacun [des anthropoïdes] porte une face du miroir ancien)

Le montreur de marionnettes disparaît avec son théâtre.

S’il y a une référence à mettre en rapport avec l’ouvrage fondamental de Maître Dôgen, c’est du coté du temps (Uji) qu’il faut regarder. Le rapport à la temporalité, de ce “temps qui est là” et qui se fige ou s’accélère suivant que le courant qui nous emporte devient fort ou faible. Ainsi, la figure du Samouraï évoquée au début et qui n’est qu’un regard dure et s’enlise dans une temporalité dense, peuplée de sons puissants qui découpent son espace, alors que dans les tableaux suivants, on assiste à un séquençage minutieux par la gestuelle, d’où la durée semble exclue par la dynamique et comme ponctuée par des arrêts sur image hors du temps. Ponctuation aussi à plusieurs reprises par l’évocation de l’écrit, billets sortants d’enveloppes, tenus de dos, en attente d’une possible écriture, où le dévoilement tient lieu de lecture.

Il faut nécessairement avoir l’œil de la lecture pour pouvoir lire …( Bukkyô : Les Sutras) Et, sans doute, l’œil de la vision pour entendre et voir ce qu’il en est de cette (remarquable) création.

[Pas de deux]

La précision et la force avec laquelle la chorégraphie se maintient sont remarquables, il faut dire aussi que cela se happe, avec un à propos rarement atteint, à la musique qui, pour être faite par des « improvisateurs hors pairs » n’en est pas moins construite méticuleusement avec une structure propre à chaque tableau et leur conférant une atmosphère minutieusement installée (Pour des raisons de lisibilité, j’ai décidé d’évoquer seulement l’orée de quelques scènes, qu’on pourrait décrire précisément avec la musique qui l’installe…)

Il y a notamment, ce morceau épique qui commence dans la sobriété avec quelque pizz de contrebasse et qui progressivement se transforme en chaos avec un déluge de matériaux de plus en plus consistants, tombant sur scène, enfouissant la danseuse, puis, de ce bric à brac, les danseurs se transformant en démiurges, se munissent de chaussures, entament un rituel purificatoire dont la forme lointaine n’est pas sans rapport avec le présentation des sumotori …Puis disparaissent emportant leurs traces …

Il y a aussi ce surprenant tableau où, sur des panneaux latéraux, naissent des formes chaotiques de diffusion d’encre dans l’eau avec la force d’évocation du microcosme d’une improbable zoologie …

Bien sur, la dernière scène se termine et clos la pièce par l'irruption des deux idiots célèbres Kansan et Jittoku emportant leurs chaises, apparition/disparition magique dans l'univers de la peinture zen la plus traditionnelle et monstrueux clin d'oeil à ce qu'il nous manque de lumière pétillante et joyeuse dans le regard pour qu'enfin la prunelle crève et que du regard intérieur jaillisse la compréhension jubilatoire des conditions de notre vie vraie.

C.P

SHO-BO-GEN-ZO

Chorégraphie et scénographie : Josef Nadj

Composition musicale : Joêlle Léandre et Akosh Svelevényi

Danse : Cécile Loyer et Josef Nadj

Au théâtre de la Bastille, le 27 Janvier.

Notule : Le titre de cette pièce semble faire référence au “Shôbôgenzô“, œuvre majeure de Dôgen (1200-1253) fondateur de l’école Zen Sôtô au Japon. Œuvre difficile d’accès, écrite en sino-japonais, poétique, comprenant quelque 92 textes. Il existe une traduction en Français (excellente) par Yoko Orimo (ed Sully) et trois ou quatre en Anglais.

Ce titre que je traduirais par : “le Dharma direct(est le) trésor de l’œil“, que l’on traduit plus élégamment par « La vraie Loi, trésor de l’œil » évoque la transmission directe par le Bouddha à Kâçyapa …

Un des textes de cette œuvre (Muchu setsumu : discourir du rêve au milieu du rêve) pourrait servir d’exergue à cette pièce magistrale de Josej Nadj :

« L’univers entier qui se dévoile comme la rosée est un rêve ! Ce rêve n’est autre que cent herbes réfléchissant le soleil et la lune. C’est précisément ce qui vous incite à douter, ce qui vous paraît pêle-mêle. » Dogen (Mûtchu setsumu)

C.P